La théorie des humeurs a régné sur toute l'histoire de la civilisation occidentale depuis des siècles, sur la médecine, la biologie, la philosophie, la cosmologie et même la géographie et l'astronomie, et pourtant elle était fausse, mais sa fausseté n'est apparue que lorsqu'ont été mises au point la médecine, la chimie et la physique modernes, c'est-à-dire vers la fin de notre XVIIIème siècle. Même des savants comme Descartes ou Gassendi croient encore à la bile et au phlegme, Boerhave et Barthez n'ont pas de meilleure explication à donner lorsqu'ils parlent du corps humain, et s'il fallait évoquer la place de la théorie des humeurs dans la littérature de ce temps, qu'elle soit invoquée comme une vérité d'évidence comme dans Shakespeare, ou attaquée comme une absurdité comme dans Montaigne ou Molière, il y aurait tout un volume à écrire. Même notre langage courant en porte encore de nombreuses traces, et nous employons sans y penser des expressions qui viennent de cette théorie, bien que nous n'y attachions, bien entendu, pas la moindre valeur : nous parlons encore de « rhume de cerveau » comme si cette affection était due à un écoulement de la matière du cerveau dans les narines par des conduits qui n'existent pas, mais telle a bien été, et jusqu'au XVIème siècle, l'explication « savante » de cette maladie, bénigne mais fort gênante. Il a fallu que les anatomistes de la Renaissance montrent que l'os du front n'avait pas d'ouverture au-dessus du nez pour que l'on renonce à cette « explication », et encore des esprits obstinés ont-ils pu soutenir pendant un certain temps qu'il y avait bien un passage, mais qu'il se faisait par des « pores invisibles ». Quant aux dommages que cela aurait pu causer au cerveau, personne n'y pensait, apparemment, mais il a fallu plus tard la découverte du microscope pour venir à bout de ces résistances. Le terme « rhume », du grec rheuma, « écoulement », tient encore une grande place dans le vocabulaire médical : nous parlons de « rhumatismes », alors que nous savons très bien que ces douleurs ne sont pas dues à des écoulements 85 Noésis n°l
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Thivel, A. (1997). Hippocrate et la théorie des humeurs. Noesis, (1), 85–108. https://doi.org/10.4000/noesis.1419
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